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Processus décisionnel : peut-on se fier à son cerveau ?

Pendant longtemps, l’économie et le monde de l’entreprise ont été influencés par la figure de l’homo œconomicus (homme économique, en latin), cet être rationnel, égoïste et prévisible qui cherche constamment à « maximiser son utilité ». L’homo œconomicus, c’est même la base de toute l’économie classique. Grâce à lui, on a modélisé les comportements humains et imaginé des organisations efficientes. Le problème, c’est que l’homo œconomicus est une fiction qui n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. Les courants orthodoxes de l’économie, dominés par cette fiction, reposent sur des hypothèses de comportements rationnels qui passent à côté de la manière dont les individus prennent réellement leurs décisions, à cause de comportements hérités ou de leur environnement proche, par exemple.

Depuis un peu plus de vingt ans, un courant hétérodoxe de l’économie gagne de plus en plus en influence, et nous fait appréhender les comportements humains avec toutes leurs incohérences et leur « irrationnalité ». L’économie comportementale a gagné ses lettres de noblesse avec Daniel Kahneman qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2002 (puis encore avec Richard Thaler qui a obtenu un autre prix Nobel en 2017) en enrichissant l’étude des prises de décision individuelles avec la psychologie.

L’économie comportementale, devenue mainstream grâce à Kahneman et quelques autres, c’est un mariage de l’économie et de la psychologie qui permet de mieux comprendre la dimension collective de nos comportements (par exemple, les comportements moutonniers sur les marchés financiers), mais aussi la manière dont ils sont influencés par l’Histoire, l’environnement, la culture, et les émotions.

“L’intelligence, ce n’est pas seulement la capacité à raisonner, c’est aussi la capacité à trouver des éléments pertinents dans sa mémoire et à déployer son attention lorsque cela est nécessaire. “

Daniel Kahneman, dans Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée.

Il y a près de dix ans, avec Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Daniel Kahneman a commencé à faire avancer cette idée que “nous sommes tous biaisés”. À bien des égards, c’est certainement LE livre qui a eu le plus d’impact sur la manière de penser les biais dans les ressources humaines. En prenant appui sur les avancées de la psychologie expérimentale, faites par Kahneman (et son collègue Amos Tversky), il a porté un coup (presque fatal) à la théorie du choix rationnel qui dominait dans les entreprises.

En une phrase, la grande thèse de cet ouvrage, c’est qu’il existe en nous deux systèmes de pensée qui s’affrontent constamment : la pensée rapide (celle qui fait des raccourcis) et la pensée lente (le titre original est Thinking Fast and Slow).

La pensée rapide, ou « Système 1», est intuitive et dominée par les émotions. Le « Système 2 », lui, est délibéré et logique, mais il nous coûte beaucoup plus en temps et énergie, si bien qu’on ne peut guère l’utiliser dans toutes les décisions du quotidien.

Système 1 et Système 2 sont des allégories utiles

Il est prouvé que les gens sont plus susceptibles d’être influencés par des messages persuasifs vides, tels que les publicités, lorsqu’ils sont fatigués. “

Daniel Kahneman, dans Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée.

La distinction opérée par Kahneman entre deux manières de prendre des décisions, une intuitive et une logique, n’est pas entièrement nouvelle en psychologie, mais le livre opère une sorte de mise en abyme en associant chacun de ces deux systèmes à une allégorie. On en finit par utiliser son « Système 1 » pour appréhender le Système 1 et le Système 2 !
Système 1 est rapide (paresseux),intuitif et involontaire. Système 2 est analytique, concentré, et lent. Les allégories facilitent la compréhension et nous font gagner du temps. Elles aident aussi à mieux éclairer les interactions entre les deux systèmes.

Le Système 2 dépend des capacités de chaque individu. En l’utilisant, un individu peut ressentir de la fatigue, et avoir le plus grand mal à contrôler son Système 1 (les pulsions). On parle alors d’ « épuisement du moi », cette idée que « la volonté repose sur un réservoir limité de ressources mentales ». Une tâche qui requiert une grande maîtrise de soi peut donc influencer une tâche ultérieure à cause de la fatigue qu’elle engendre (même si les tâches n’ont pas de lien entre elles). L’individu devient alors plus impulsif, plus soumis à son Système 1.

C’est pour éviter cette fatigue et nous économiser que nous nous fions en premier lieu aux intuitions produites par notre Système 1. Selon notre vigilance (ou la formation que nous avons reçue), nous allons plus ou moins nous « forcer » à remettre en questions ces intuitions pour éviter les biais et agir plus rationnellement.

Dans le Système 1, on apprécie une forme d’ « aisance cognitive », qui facilite le traitement de l’information. Or cette aisance engendre de l’illusion : on a tendance à tenir pour vrai ce qui est aisé à comprendre. Ce qui est présenté clairement (par exemple, un texte surligné ou imprimé en gros caractères) va souvent inspirer davantage confiance. À l’inverse, quelque chose de difficile et peu clair, va éveiller la vigilance du Système 2, et nous serons plus enclins à en interroger le sens avec esprit critique.

Excès de confiance et jugements hâtifs

Le principe de ce livre est qu’il est plus facile de reconnaître les erreurs des autres que les siennes propres.

Daniel Kahneman, dans Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée.

Le Système 1 a pour principale force et principale faiblesse d’être rapide, de tirer des conclusions rapides sans prendre en compte le caractère complexe et ambigu de certaines informations. Il prend pour vraie la première information venue. Par exemple, l’effet de halo est un excès de confiance du système 1. Comme expliqué dans notre article sur l’effet de halo : « L’effet de halo biaise tout particulièrement le recrutement des talents. Il explique pourquoi les décisions sont prises  par les recruteurs parfois dès les premières secondes de l’entretien (voire avant même l’entretien lorsque l’effet de halo concerne le nom ou l’origine géographique du / de la candidat.e). Il conduit à la discrimination à l’embauche et à de nombreuses erreurs de recrutement. »

Par désir de cohérence, nous cherchons à éviter de nous confronter à des informations contradictoires. Par paresse, nous préférons « éliminer » toutes ces informations qui empêchent une prise de décision rapide. Ce que Kahneman appelle WYSIATI (What you see is all there is : « seul compte ce qui est connu ») explique un grande nombre de biais, comme l’excès de confiance, le biais d’exposition, l’effet de halo, le biais rétrospectif…

Cela explique aussi pourquoi nous évitons de répondre à une question difficile en répondant plutôt à une question plus facile (un « glissement » dont nous ne sommes pas toujours conscient). Enfin, nos deux systèmes travaillent parfois de concert pour mieux préserver la cohérence : le Système 2 cherche alors les informations qui confirment les intuitions du Système 1 (plutôt que celles qui les infirmeraient).

Les intuitions ne sont pas toujours mauvaises mais …

L’humeur affecte évidemment le fonctionnement du système 1 : lorsque nous sommes mal à l’aise et malheureux, nous perdons le contact avec notre intuition.

Daniel Kahneman, dans Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée.

Tout ce qui est produit par le Système 1 n’est pas forcément mauvais. Beaucoup d’intuitions sont efficaces. On peut même dire que dans certaines situations, ces intuitions peuvent nous sauver la vie. Néanmoins, il ne faudrait pas leur accorder un poids trop important. Kahneman évoque en détails les décisions des recruteurs / recruteuses et des managers en entreprise. Il explique que les recruteurs / recruteuses doivent activement renoncer à se reposer sur leurs intuitions car celles-ci biaisent gravement leurs décisions. Il est donc nécessaire de créer des processus pour empêcher que le système 1 ne joue un rôle dans les décisions de ressources humaines.

Quand les situations se reproduisent avec un grand nombre de similitudes, l’intuition peut représenter une sorte de « reconnaissance ». C’est ainsi que l’économiste Herbert Simon (à l’origine de nombreux travaux qui ont fait de lui un pionnier de l’intelligence artificielle) a écrit un jour : « La situation fournit un indice ; cet indice donne à l’expert un accès à une information stockée dans sa mémoire, et cette information, à son tour, lui donne la réponse. L’intuition n’est rien de plus et rien de moins que de la reconnaissance. »

Hélas, les situations qui impliquent des individus ont peu à voir avec un jeu d’échecs, et les situations rencontrées sont plus souvent différentes que similaires. Dans la plupart des moments de la vie de l’entreprise, par exemple, il vaut mieux renoncer à se fier à ces intuitions. L’excès de confiance qu’elles engendrent ne doit pas être confondu avec l’expertise.

En une dizaine d’années, Système 1 / Système 2 est devenu un grand « classique ». Quiconque souhaite mieux comprendre les biais cognitifs dont nous sommes régulièrement victimes peut toujours aller s’y référer et y trouver des trésors d’explications sur tous ces biais, pourquoi ils surviennent et comment y remédier. Beaucoup d’autres livres ont été produits depuis sur le sujet des biais, mais peu sont aussi riches que celui-là.

Sources : Welcometothejungle - Laetitia Vitaud

 

 

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