Nous sommes nombreux/nombreuses à entretenir cette fiction selon laquelle la vie de famille est séparée de la vie professionnelle, c’est-à-dire que le travail et la famille existent sur deux plans distincts. Il y aurait d’un côté, ce qui relève du « privé », et de l’autre, ce qui relève du « professionnel ». La réalité, bien sûr, est tout autre. La famille et le couple sont des entités qui façonnent les carrières et les décisions individuelles. Ce sont aussi des systèmes économiques en soi au sein desquels les rôles individuels doivent être définis, et les revenus et les dépenses équilibrés.
Le fait que les familles soient en elles-mêmes des entités économiques explique en grande partie pourquoi les inégalités femmes-hommes ont tendance à s’accroître avec le temps. Dans les couples de sexe opposé avec enfants, les pères ont tendance à voir leur carrière s’accélérer après la naissance de chaque nouvel enfant — c’est ce que les sociologues appellent la « prime à la paternité » — tandis que les mères ont tendance à voir leur carrière décliner voire s’arrêter quand elles ont des enfants — c’est le « prix de la maternité ».
Pour mieux comprendre ce qui se joue là, les professionnels des ressources humaines, les décideurs politiques et les individus devraient cesser d’entretenir la fiction selon laquelle le travail et la famille sont séparés. C’est l’ambition du livre de Jennifer Petriglieri, Couples that Work. (Le titre est un jeu de mot puisqu’il renvoie à la fois aux couples à deux carrières qui « travaillent » et aux couples qui « marchent », c’est-à-dire qui sont heureux ensemble). Ce livre s’appuie sur cinq années de recherche et d’entretiens avec plus d’une centaine de couples (de sexe opposé et de même sexe) issus de nombreux pays.
Dans ce livre, Jennifer Petriglieri, professeure associée en comportement organisationnel à l’INSEAD, identifie les pièges courants auxquels les couples sont confrontés, et formule une série de conseils de carrière au prisme du couple et des carrières interdépendantes. Elle établit une typologie des différents modèles de couples à double carrière et décrit les trois transitions que tous les couples heureux doivent maîtriser dans leur vie.
« Parmi les couples, la double carrière est devenue la norme. Dans plus de 65 % des couples en Amérique du Nord et en Europe, les deux partenaires travaillent. Ce nombre augmente d’année en année. Même dans des pays comme le Japon, où la proportion de couples à double carrière est plus faible, la tendance est à la hausse. L’une des raisons est économique. Face au coût de la vie et une plus grande incertitude, le fait d’avoir deux salaires est devenu une nécessité. »
« J’ai parlé à plus d’une centaine de couples au cours de mes recherches. Bien que l’histoire de chaque couple soit unique dans ses détails, ils ont connu des hauts et des bas similaires. Tous ont dû faire face à des défis similaires. »
« J’ai découvert que les couples à double carrière passent par trois transitions distinctes entre le moment où ils deviennent un couple et celui où ils prennent leur retraite. Chaque transition plonge le couple dans les affres de nouvelles questions, de préoccupations et de façons d’entrer en relation. »
« Les différences entre les sexes dans les cycles de carrière sont rarement discutées au sein des couples, mais elles sont bien réelles. Bien que les tendances évoluent rapidement pour les jeunes générations, parmi les couples nés dans les années 1960 et avant, il est encore courant que l’homme ait la carrière principale et soit le parent secondaire, tandis que la femme a la carrière secondaire et est le parent principal (…) il n’est pas surprenant que les carrières des femmes atteignent souvent leur apogée plus tard que celles des hommes. » Jennifer Petriglieri dans Couples that Work
Les trois transitions que doivent traverser les couples à double carrière
Après avoir interviewé plus d’une centaine de couples différents, dont certaines histoires sont partagées dans le livre, Jennifer Petriglieri a commencé à identifier des modèles et des similitudes entre tous ces couples. Elle a découvert que les couples à double carrière passent par « trois phases de transitions distinctes entre le moment où ils deviennent un couple et celui où ils prennent leur retraite ». Chaque transition est un défi qui peut aboutir à une séparation.
Comme la vie en général, la vie d’un couple se compose d’une série de transitions. Chaque transition est définie par une période de turbulence suivie d’une période de stabilité. Ironiquement, bien que tant de couples soient confrontés à des défis similaires et que nous devrions pouvoir apprendre de l’expérience des autres, chaque transition est toujours une surprise pour ceux qui la vivent.
Première transition : devenir interdépendant
Au cours de la première transition, les couples passent de vies et carrières parallèles et indépendantes à des carrières et des vies entremêlées et interdépendantes. La transition se produit généralement après un événement important comme l’arrivée d’un enfant ou une opportunité de carrière qui implique un déménagement. Soudain, des décisions de carrière doivent être prises pour tenir compte de l’événement de la vie auquel les couples sont confrontés ensemble.
Ils réalisent qu’ils ne peuvent plus prendre des décisions de carrière de manière individuelle, sans prendre en compte leur impact sur le foyer. Ils doivent désormais négocier avec leur partenaire la hiérarchisation des carrières et la répartition des tâches et des engagements familiaux d’une manière satisfaisante pour les deux. En bref, ils doivent « tracer un chemin commun qu’ils suivront jusqu’à leur deuxième transition. »
La question à laquelle les couples doivent répondre lors de leur première transition est « Comment faire en sorte que tout cela fonctionne ? »
Deuxième transition : déterminer ce qu’on veut
Après avoir réussi la première transition, les couples à double carrière sont généralement confrontés à une nouvelle crise qui déclenche une autre transition. Après des années passées à jongler avec de multiples contraintes, les couples ont parfois le sentiment d’avoir perdu le fil de leur vie. La deuxième crise est parfois existentielle. Quel est le but du travail et de la vie ? Nous sommes-nous contentés de faire ce qui était attendu de nous par la société ou les parents ? N’y a-t-il rien d’autre à attendre du travail et de la vie ?
Selon Petriglieri, la deuxième transition concerne fondamentalement ce qu’elle appelle « l’individuation réciproque ». Cela signifie que « les couples doivent cesser de se conformer aux exigences et aux attentes des autres et déterminer ce que chacun souhaite réellement pour sa carrière, sa vie et sa relation ». Cela entraîne que chaque individu doit se concentrer sur ses intérêts et ses désirs particuliers. Parfois, les rôles qu’ils ont joués dans le ménage doivent être renégociés. En d’autres termes, le défi consiste à élaborer un nouveau parcours commun qui puisse être durable jusqu’à la troisième transition.
La question à laquelle les couples doivent répondre lors de leur deuxième transition est « Que voulons-nous vraiment ? »
Troisième transition : définir qui on est
Enfin, la troisième transition implique une double réinvention personnelle. « Le travail des couples dans la troisième transition consiste à se réinventer d’une manière qui s’appuie sur leurs réalisations passées, tout en ouvrant des possibilités pour l’avenir ». Elle peut être déclenchée par le syndrome du nid vide (lorsqu’il n’y a plus d’enfants à la maison), ou simplement par la prise de conscience que vous êtes la génération plus âgée au travail. Il en résulte un « vide identitaire ».
« Ces vides s’accompagnent d’un sentiment de perte qu’il faut soigner, mais ils font aussi place à de nouvelles opportunités ». Parfois, il y a, à ce stade de la vie, moins de soucis financiers, ce qui permet à un partenaire de démarrer une entreprise ou une nouvelle carrière. Parfois, les regrets et les problèmes non résolus des transitions précédentes provoquent du ressentiment et de la colère. Comme pour les deux autres, la troisième transition peut conduire à la séparation ou le divorce. « Certaines personnes affrontent les trois transitions avec le même partenaire, tandis que d’autres passent par des transitions différentes avec des partenaires différents. »
La question à laquelle les couples doivent répondre à leur troisième transition est « Qui sommes-nous maintenant ? »
Le piège des rôles de genre dans les modèles de parentalité
Certes il y a beaucoup de couples qui n’ont jamais d’enfants, mais pour ceux qui en ont, l’éducation des enfants s’accompagne d’un ensemble de « pièges » qui peuvent mettre le couple en danger. Pour un couple à double carrière, la définition d’un modèle parental n’est pas neutre pour le type de carrière que chaque partenaire peut avoir. En théorie, c’est un choix qui est fait consciemment et qui est satisfaisant pour les deux. En réalité, ledit choix peut être dicté par les normes de genre et les attentes sociales.
Au cours de la dernière génération, l’éducation des enfants a connu une grande transformation. Les parents passent beaucoup plus de temps avec leurs enfants aujourd’hui qu’il y a une génération. « Au milieu des années 1990, les mères passaient en moyenne treize heures par semaine à s’occuper de leurs enfants, tandis que les pères en passaient en moyenne quatre. Aujourd’hui, les mères passent en moyenne dix-huit heures par semaine à s’occuper des enfants, tandis que les pères y consacrent en moyenne neuf heures. »
Les normes et les attentes concernant la parentalité ont profondément changé. On attend plus des parents. Des sentiments de culpabilité frappent ceux qui ne se conforment pas. Mais ces changements reflètent aussi des désirs et aspirations différents. Les parents d’aujourd’hui veulent passer plus de temps avec leurs enfants. Ce n’est pas seulement qu’ils se sentent obligés de le faire. Les normes et les désirs sont liés et s’influencent mutuellement. Hélas, il y a peu de toute sur le fait que ces normes et ces désirs pénalisent l’épanouissement professionnel des mères.
Il existe trois modèles d’arrangement parental qui accompagnent différents modèles de hiérarchisation des carrières au sein du couple :
- Dans le modèle « parent principal », une personne prend l’essentiel des responsabilités en matière d’éducation des enfants. C’était le modèle dominant dans les années 1970, lorsque la carrière des mères était presque systématiquement secondaire. Ce modèle a ses avantages, dont le principal est la clarté.
- Dans le modèle « chacun son tour », les partenaires prennent à tour de rôle le rôle de parent principal, en fonction de l’évolution des priorités de carrière. Avec ce modèle, chaque partenaire peut avoir eu un temps la carrière principale, puis la fonction de parent principal. La grande difficulté, c’est de se mettre d’accord pour savoir quand le changement doit avoir lieu.
- Dans le modèle de « co-parentalité », les partenaires se partagent les responsabilités de parent principal. Ils partagent la charge émotionnelle et les fonctions « d’ordinateur central ». Il s’accompagne d’un modèle égalitaire de hiérarchisation des carrières. En réalité, ce modèle présente souvent un déséquilibre : « Il est très difficile d’échapper aux rôles traditionnels de genre, même pour les couples qui ont de fortes valeurs égalitaires. »
En conclusion, l’ouvrage de Jennifer Petriglieri est incontournable car il propose des typologies de modèles, des dynamiques et des pièges courants qui illustrent clairement que la carrière n’est presque jamais un sujet strictement individuel. Dans nos cultures de plus en plus individualistes, les livres de développement personnel, la publicité et les ressources humaines s’adressent presque exclusivement à l’individu. Ce livre nous aide à comprendre qu’en matière de travail et de carrière, il est bon de regarder les liens de dépendance, les communautés, les familles et le couple pour mieux en saisir les évolutions et les dynamiques.
Source : Welcometothejungle - Laetitia Vitaud