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“Génération surdiplômée” : qui sont ces bac+5 qui “transforment la France” ?

Interview des auteurs de "Génération surdiplômée"

 

Autonomie, entrepreneuriat, mobilité, quête de sens et réalisation de soi… C’est la présentation habituelle par les médias (et nous nous incluons dedans !) de la relation qu’entretiennent les millenials avec le travail. C’est pourtant loin d’être le portrait fidèle des 25-40 ans d’aujourd’hui, selon l’analyse de Jean-Laurent Cassely, journaliste-essayiste et Monique Dagnaud, sociologue, directrice de recherche au CNRS. Dans leur ouvrage Génération surdiplômée, les 20% qui transforment la France (Ed. Odile Jacob), les auteurs décryptent comment les 20% de bac +5 et plus se sont imposés comme une classe sociale à part, celle dont on parle, et bien loin des réalités des 80% restants. Mais qui sont-ils réellement ? Et en quoi une reconvertie dans le yoga, un·e CEO de startup sociale ou un jeune banquier d’affaires partagent-ils une même vision du monde et du travail ? Comment ce groupe homogène diffuse-t-il ses idées dans la société ? Entretien.

Vous avez enquêté sur la “Génération surdiplômée”… mais de qui parle-t-on au juste ?

Monique Dagnaud : Aujourd’hui, en France, 45 % des nouvelles générations ont fait des études supérieures et 20 % ont poussé jusqu’à un niveau bac + 5 et au-delà. C’est sur cette classe d’âge, les fameux millenials nés entre 1980 et les années 2000, que porte notre étude. Ces “surdiplômés” partagent un certain bagage intellectuel, des modes de vie et une représentation du monde commune. D’ailleurs, dans les médias, ils semblent incarner l’ensemble de leur génération, qui est pourtant loin d’être homogène ! Bien que minoritaires, ils sont prescripteurs de normes : transports écolo, alimentation en circuit court, vie urbaine, morale de la sobriété, etc. Plus en détails, dans l’ouvrage nous avons davantage zoomé sur ceux qui, parmi ces 20 %, travaillent dans les métiers liés à la révolution numérique. Ce noyau, encore moins sujet au brassage social que les autres, est porteur d’une façon d’être, de projections et d’utopies qui diffusent bien au-delà de leur petit groupe.

Jean-Laurent Cassely : Un chiffre pour expliquer notre parti-pris : chaque année, 200 000 jeunes sortent diplômés d’un bac + 5. Entre les Masters universitaires et les grandes écoles – 85 000 étudiants pour 230 établissements affiliés -, cette massification de l’enseignement supérieur touche des strates plus ou moins élitistes et justifie que l’on parle d’un groupe social à part entière.

On a du mal à se dire qu’un·e ingénieur·e d’une grosse boîte privée et un·e enseignant·e, par exemple, partagent la même représentation du monde…

J-L.C : Pas toujours, effectivement. C’est pourquoi l’une des principales subdivisions que nous établissons à l’intérieur du groupe des plus diplômés oppose ceux qui exercent des métiers de « notables » ( médecins ou enseignants), les mêmes que leurs parents, et ceux que l’on trouve dans la galaxie des nouveaux métiers qui n’existaient pas une génération avant : UX designer, chef de projet, data-analyst, responsable marketing digital, consultant en développement durable, entrepreneur éthique, etc. Cette distinction en amène une autre, liée à l’ancrage territorial. Il y a des profs et des médecins partout, qui forment une petite bourgeoisie provinciale, ayant certes ses propres codes de distinction mais mêlée à la population générale. À l’inverse, la bourgeoisie high-tech ou celle de l’innovation sociale est hyper-concentrée dans quelques métropoles et même certains quartiers. Cela aboutit à une situation en vase clos, qui peut produire plus d’entre-soi que celui qui est propre aux élites traditionnelles, et ce, sans même l’avoir recherché ni souhaité.

« C’est leur façon de voir et de penser le monde qui les lie. Les surdiplômés partagent une culture commune liée à leur longue expérience universitaire, et aux rites initiatiques qui la jalonnent » – Monique Dagnaud

Mais alors, pour reprendre l’exemple de l’ingénieur·e et de l’instituteur·trice, qu’est-ce qui lie ces diplômé·e·s à bac +5 ? En tout cas pas leurs salaires…

M.D : La différence de rémunération peut en effet être très forte parmi les 20%, vous avez raison ! Et cela fait partie des points soulignés dans le livre. Un ingénieur rémunéré 15 000 euros par mois chez Google n’a évidemment pas le même pouvoir d’achat qu’ un instituteur qui émarge à 2 000 euros ; et des écarts de salaires importants existent même à la sortie d’une même grande école. Mais plus que leur niveau de vie, c’est leur façon de voir et de penser le monde qui les lie. Les surdiplômés partagent une culture commune liée à leur longue expérience universitaire, et aux rites initiatiques qui la jalonnent. Et ces jeunes sont aussi unis par une proximité politique, qui va du centre libéral à l’extrême-gauche, toujours badigeonnée de la couleur écologique. Ce qu’on appelle le populisme de droite figure en revanche peu dans leur paysage, alors que le RN séduit environ un quart des jeunes de niveau bac.

Parmi les rites vous citez Erasmus. Ils sont nombreux à partir étudier à l’étranger ?

J-L.C : C’est près de la moitié des étudiants de niveau bac+5, et jusqu’à 60% pour ceux qui ont fait une école ou une classe prépa… Donc clairement, ils sont bien plus nombreux que les personnes extérieures à leur groupe à avoir vécu cette forme d’expatriation. Ils ont par ailleurs une culture de la mobilité et une maîtrise de l’anglais qui les rend plus à l’aise pour affronter le monde d’aujourd’hui. Seulement un sur cinq est resté vivre dans une commune proche de celle de son enfance, contre 40% parmi les jeunes de niveau bac.

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Vous écrivez que les 20 % partagent également un « sentiment de liberté »…

M.D : C’est même ce qui les caractérise le plus : pouvoir choisir sa vie dans toutes ses composantes. Durant leur cursus universitaire, ils ont été amenés à faire des choix, notamment de filière, afin de se positionner plus tard, mais sans pression, dans la société. Ce diplôme, garant d’une bonne insertion professionnelle et associé à une maturation lente au cours des études, leur procure un sentiment de maîtrise, et insuffle un esprit de liberté.

« Ils veulent un métier qui colle à leur représentation du monde, qui permet d’agir positivement sur leur environnement, tant en évitant de tout sacrifier pour faire carrière » – Monique Dagnaud

Les 20% seraient très peu touché·e·s par le chômage. Alors quelles sont leurs attentes au travail ?

M.D : Elles s’articulent autour des notions d’autonomie, de quête de sens et d’impact social. En clair, ils refusent une hiérarchie trop pesante et veulent un métier qui colle à leur représentation du monde, qui permet d’agir positivement sur leur environnement, tout en évitant de tout sacrifier pour faire carrière. C’est pourquoi ils s’orientent souvent vers les start-up ou le statut de consultant – alors qu’autrefois la création d’entreprise était le fait des non-diplômés.

J-L.C : Bien évidemment, la majorité des diplômés ne lancera jamais son entreprise mais ce qu’ils racontent c’est l’aspiration à une autre vie. On constate moins de stabilité dans leurs parcours lors des premières années. Certains vont passer une année à un poste dans une entreprise, puis partir à l’étranger puis se réorienter, etc. C’est lié à l’allongement de la période d’hésitation, aux difficultés d’insertion sur le marché du travail, mais cela traduit aussi une inquiétude, celle de s’ennuyer ou de ne pas avoir d’impact sur la société.

« Désormais, le modèle à suivre est l’entrepreneur à impact » – Jean-Laurent Cassely

La création d’une start-up qui serait, pour eux, le maître-étalon d’une vie et d’une carrière réussie, n’est-ce pas un peu caricatural, voire dépassé ?

J-L.C : C’est vrai que le startuper à l’ancienne, qui lance une plateforme à succès, ne fait plus forcément rêver. Désormais le modèle à suivre est l’entrepreneur à impact, qui lance une marque de vêtements éthiques et concilie réussite entrepreneuriale et préservation de l’environnement. A l’image des digital native vertical brand (DNVB), ces marques qui maîtrisent toute une chaîne de valeurs et qui concurrencent de plus en plus les acteurs traditionnels. Elles racontent une histoire à une communauté de consommateurs autour de valeurs éthiques et renouvellent les modes de consommation que ce soit pour leur vendre des vélos, des slips ou leurs repas du midi…

Les mots « moral » et « éthique » reviennent d’ailleurs souvent dans votre livre pour décrire cette population.

M.D : Et ils l’appliquent dans l’intégralité de leur vie. Au travail, cela passe par le souhait d’exercer un métier en phase avec leurs préoccupations environnementales. Dans la sphère privée, ils consacrent énormément de temps à leurs enfants, et s’investissent comme jamais dans l’éducation, ils mangent sain et pratiquent une activité sportive régulière. Il y a une envie d’être un bon élève dans tous les secteurs de la vie, voire de faire le bien autour d’eux.

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Au travail, cette injonction à la perfection ne fait-elle pas d’eux une population plus encline au burn-out ?

M.D : C’est en effet le risque pour ceux qui exercent un métier passion et travaillent 60h par semaine. Mais ce n’est pas le cas de tous ces individus.

J-L.C : Il y a tout de même une très forte implication dans le travail. Même ceux qui ont du patrimoine ont tendance à valoriser leur activité professionnelle.

« L’esthétique des réseaux sociaux est une nouvelle manière, finalement très bourgeoise, de montrer sa réussite » – Monique Dagnaud

C’est le retour de la valeur travail ?

J-L.C : Elle n’avait pas disparu ! Mais cette expression de « valeur travail » correspond davantage aux attentes des catégories populaires, on peut penser à la révolte des gilets jaunes qui demandaient à être payés dignement pour travailler, ou à la « France qui se lève tôt » chère à Nicolas Sarkozy. Nos premiers de cordée ont une vision moins disciplinaire du travail ; ils travaillent beaucoup mais ils entendent plutôt se réaliser autour des valeurs de la famille et de projets-passion à l’image des influenceurs.

Comme ces derniers, ils maîtrisent parfaitement les codes des réseaux…

M.D : Le narcissisme de cette génération a déjà été largement commenté mais il y a indéniablement un art du storystelling et de la mise en avant de sa singularité. L’esthétique des réseaux sociaux est une nouvelle manière, finalement très bourgeoise, de montrer sa réussite.

Parmi les nombreux interviewé·e·s de votre enquête, on lit d’ailleurs le témoignage de Coralie, jeune professeure de yoga et influenceuse suivie par des dizaines de milliers d’abonné·e·s… Est-ce que c’est ça, le rêve ultime des surdiplômé·e·s ? Devenir influenceur·ses pour vivre de leur passion et être admiré·es ?

M.D : Pour certains, certainement. Le témoignage de Coralie est ainsi très symptomatique de cette génération : jeune influenceuse, professeure de yoga, elle est la fille d’un intellectuel, lequel comprend et encourage sa reconversion. Issue du milieu de la bourgeoisie cultivée, comme la plupart des 20 %, elle a trouvé un modèle de réussite originale, en phase avec ses valeurs, qui n’entre pas en dissidence par rapport à un modèle de reproduction sociale. Mais il faut relativiser le poids et la réussite des influenceurs. Les réseaux sociaux sont surtout une façon de promouvoir leurs entreprises, et leurs choix de consommation, comme un modèle à suivre.

« Ceux qu’on appelle les bi-résidentiels ont pu quitter les grands centres urbains et gagner en qualité de vie » – Jean-Laurent Cassely

La dimension géographique est un autre élément central de votre livre. Par exemple, vous écrivez que les TGV sont devenus des « métros à CSP + ». Qu’entendez-vous par là ?

J-L.C : C’est une expression empruntée à l’écrivain Aurélien Bellanger. Elle correspond d’ailleurs assez bien à mon propre mode de vie ! J’habite à Marseille mais tout mon réseau professionnel est à Paris, donc je fais des allers-retours réguliers, et comme eux je travaille sur mon Mac lors de ces déplacements. Ce partage entre deux lieux de vie correspond à une aspiration qui a été amplifiée avec cette crise et l’essor du télétravail. Ceux qu’on appelle les bi-résidentiels ont pu quitter les grands centres urbains et gagner en qualité de vie, c’est-à-dire ajouter des mètres carrés dans un logement situé face à la mer ou dans des villes à taille moyenne, tout en continuant à faire des allers-retours ponctuels dans le cadre de leur travail. C’est une pratique assez minoritaire, mais que les médias ont particulièrement mis en avant.

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Cela rejoint ce que vous écrivez sur les 20 % qui font partie du groupe des « anywhere » versus ceux qui appartiennent à la catégorie des « somewhere »…

J-L.C : Cette classification est un autre emprunt, à l’essayiste britannique David Goodhart cette fois-ci, mais elle correspond à cette réalité. Les « anywhere » sont ces étudiants et salariés extrêmement mobiles qui quittent leur ville ou leur région d’origine, parfois pour s’installer à l’étranger, contrairement aux « somewhere », moins diplômés, qui restent bien plus souvent vivre et travailler à proximité de leur lieu de naissance.

Vous écrivez que les « 20 % donnent le cap du nouveau monde économique, mais c’est également en leur sein que s’invente “le monde d’après”, raccourci médiatique employé pour désigner les utopies de rechange au libéralisme et à la société de marché dans la France post-Covid ». Qu’entendez-vous par là ?

M.D : Pour nous, c’est au sein de cette population que s’invente de nouvelles façons de penser la société. Ils sont prescripteurs d’une consommation frugale et éthique et promeuvent un certain relativisme par rapport aux valeurs matérielles. Nous parlons d’une « alter-élite » qui cherche à inventer de nouvelles solidarités et promeut des modes de consommation alternatifs (manger moins de viande, acheter des vêtements éthiques ou seconde main et de la nourriture en vrac).

J-L.C : Il est intéressant d’analyser comment les médias présentent l’écologie à travers les modes de déplacement doux ou une consommation locale. Ce sont des modes de vie qui collent magnifiquement bien à celles de ces diplômés. Quitte à prendre leur cas pour une généralité. Dans notre panel, une seule personne nous a parlé de la voiture. Pour eux c’est un non-sujet alors que 75 % des Français l’utilisent chaque jour pour se rendre au travail et/ou faire leurs courses ! Il y a une déconnexion avec le reste de la société qui peut conduire à une jalousie de classe ou en tout cas à une incompréhension.

Votre ouvrage se conclut sur la transition écologique, qui apparaît comme un but personnel et une trajectoire professionnelle pour les 20 %. L’écologie serait donc pour eux un moyen de maintenir leur modèle dominant et leur rang dans la société ?

J-L.C : Il ne faut pas penser les choses de manière cynique, mais en effet l’environnement peut devenir un débouché professionnel. Ceux qui, au quotidien, ont des comportements en phase avec l’écologie peuvent décider d’en faire leur emploi. Il est évidemment impossible de leur jeter la pierre. C’est peut-être aussi pour cela qu’ils peuvent être agaçants… D’ailleurs, cette idée que l’écologie est le grand sujet des millennials est une manière de ne jamais parler de ce qui les oppose entre eux ! Cela permet aussi à la classe diplômée de s’imposer comme porte-parole de sa génération, au risque d’oublier les 80% restants.

Source : welcometothejungle - Guirec Gombert
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